la grande librairie

Mes bibliothèques de Varlam Chalamov

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Il y a constamment des hasards qui sont comme des invitations pour prendre des chemins de traverse. Avant de vous raconter l’heureux hasard du 25ème jour de février, il faut que je remonte le temps. Deux jours auparavant donc, entre un cours donné à l’IUT et une réunion de préparation pour un projet de collaboration entre libraires et bibliothécaires pour Marseille 2013, j’avais du temps à perdre. Je décidais donc de flâner au sein de la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence sise elle-même dans la Cité du livre qui est une ancienne fabrique d’allumettes. Précisons : livres et allumettes dans un même lieu mais pas au même moment. Je m’égare mais c’est le propre de ces pérégrinations aventureuses que je vénère.

Entrant dans la bibliothèque, mes yeux tombèrent sur l’étagère où les bibliothécaires du lieu – consciencieux – avaient mis en valeur des livres du fonds, des auteurs russes en rapport avec le cycle de cinéma du moment : épopée   russe, un cycle de films autour du cinéma russe organisé par l’Institut de l’image. Le livre qui m’attira, car il était tout seul, sur l’étagère du milieu était un très court ouvrage : Mes bibliothèques de Varlam Chalamov, auteur que je ne connaissais que de nom, me promettant toujours de le lire. Mais, vous savez ce que c’est, les livres s’accumulent sur votre table, vos étagères et vous êtes pris dans une sorte de tourbillon qui vous emmènent tantôt au bord du maelström tantôt en son centre, au risque de couler définitivement. J’avais le temps… je pris le livre…

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Dans celui-ci, Varlam Chalamov qui passa la majeure partie de sa vie dans un des lieux paradisiaques de l’idéologie communiste – le goulag – Chalamov donc,  y décrit ses déchirements et ses émerveillements. Même en enfer, quelques instants rares permettent de s’échapper… Déchirements et émerveillements pour Chalamov car tantôt privé de livres, condamné à ne plus fréquenter leurs temples que sont les bibliothèques  ; désespéré jusqu’à oublier le  code – l’écriture – pour déchiffrer les livres, n’arrivant plus à les lire puis réapprenant péniblement… ; tantôt émerveillé en découvrant tel ou tel ouvrage oublié par l’administration – aussi bête que zélée – du camp. Le désir de lecture revenant, c’était comme si la peine de prison s’évaporait le temps de cette échappée. Le livre évoquait tous ces va-et-vient vers les écrits  : flux et reflux à la manière de l’estuaire du fleuve qui hésite à mélanger ses eaux douces avec le sel de l’océan.

« Puis, il y eut la mine, l’abattage de l’or, quatre années terribles durant lesquelles chaque jour, chaque heure qui passait nous apprenait combien fragile est le vernis dont la civilisation revêt l’être humain. Nous ne voulions pas penser au lendemain et nous n’avions pas le loisir de « tuer le temps ». Au contraire, c’était le temps qui nous réglait notre compte, comme dans le magnifique quatrain traduit de l’anglais par Marchak, c’était lui qui nous tuait tous. Nous avions oublié les livres. » (p. 24)

Tranquille, je lisais le livre d’une traite, confortablement installé dans un fauteuil rouge, bercé par le ronron doucereux de la climatisation de la bibliothèque.

Durant deux jours, donc, ce livre m’accompagnait… me faisait penser en ces temps d’élection à tous ces gens qui éructaient contre les errements de la démocratie… ne faisant que la critiquer pour arrondir les fins de mois de leurs fonds de commerce cataclysmiques… Je pensais à l’histoire de cet homme, condamné à ne plus pouvoir lire et qui avouait – belle leçon – à la dernière phrase de son livre n’avoir eu qu’un seul regret au cours de son existence :

« Je regrette de n’avoir jamais possédé ma propre bibliothèque » (p. 54)

Le lendemain de cette lecture, réflexe obsessionnel mais heureux de bibliothécaire, je complétais la notice de l’écrivain sur cette encyclopédie collaborative et en création permanente sur le net, restons naïfs : réalisée par tous pour tous, en cela critiquée aussi comme une atteinte à… à quoi d’abord ? et qui, avait en quelques années, bouleversée toute une économie basée sur la rareté et les élites, rares aussi les élites. Je commandais aussi les livres manquants de Chalamov pour les collections de la bibliothèque où j’avais le plaisir de travailler chaque jour.

J’en étais là, deux jours après ma lecture, de mes pensées vers les livres et la vie de cet homme, entre autres horreurs, lecteur empêché. Le soir, j’allumais la télévision et tombais sur une émission littéraire qui recevait Jorge Semprun racontant son expérience à Buchenwald. Il me toucha beaucoup quand il raconta que l’Europe n’existerait vraiment que lorsqu’elle commémorerait dans un anniversaire commun la fin des camps  européens : ceux des nazis et ceux des communistes. Il cita Primo Lévi et puis… Varlam Chalamov et ses récits de la Kolyma, l’auteur qui m’accompagnait depuis deux jours. Primo Lévi et Varlam Chalamov réunis.

Ainsi, la lecture de ce livre de Chalamov dans une ancienne fabrique d’allumettes me ramenait vers d’autres bûchers funestes. Je songeais de nouveau à la dernière phrase du livre de Chalamov.

Je pensais que je vivais en France en 2010 et à la chance, oui, cette chance de…  posséder une bibliothèque personnelle…

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Silence

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Notule pour en savoir plus :

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Mes bibliothèques de Varlam Chalamov a été traduit du russe par Sophie Benech et édité en 1988 aux éditions interférences. Votre libraire pourrait avoir besoin de son numéro d’ISBN : 978-2-909589-00-5.

Les autres livres de Chalamov sont publiés chez Verdier.

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