Mois: mars 2010
Table-ronde : Le Web 2.0 en bibliothèques — Lundi 29 mars – 11H30 – Paris – Salon du livre 2010
Lundi, lors de la journée professionnelle du Salon du livre 2010, je participe à ce débat animé par Martine Poulain, directrice de la collection Bibliothèques aux éditions du Cercle de la Librairie et directrice de l’INHA :
A l’occasion de la sortie du livre :
Ma mission pour ce débat (ouaaah !) est, en tant qu’animateur du groupe ABF bibliothèques hybrides et responsable d’un département multimédia d’une bibliothèque publique (celle de Saint-Raphaël dans le Var) , d’expliquer comment je pense les mutations en cours. Quels changements de paradigmes et de compétences demandent-elles aux bibliothécaires ? Quelle nouvelle bibliothèque proposent-elles et supposent-elles ?
Je vais tenter de relever le défi…. 😉
Heureusement, je ne serai pas seul ! 😀
Il y aura aussi Dominique Filippi (SCD de l’Université Paris Sorbonne), Sophie Pène (Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle) et Véronique Mesguich (Infothèque du pôle Léonard de Vinci), co-directrice de l’ouvrage ci-dessous.
Et pour vous inscrire à ce débat, c’est ici :
Au plaisir de vous rencontrer…
Silence
Réflexion autour du livre et de l’oeuvre numérique : 2, quelques conséquences par Alain Pierrot et Jean Sarzana
Le 24 novembre 2009, Alain Pierrot me confiait pour publication la première partie d’une réfléxion autour du livre et de l’oeuvre numérique, écrit en collaboration avec Jean Sarzana. Voici donc le deuxième acte en attendant le troisième !
Réflexion autour du livre et de l’oeuvre numérique
2. Quelques conséquences
par Alain Pierrot et Jean Sarzana.
Dans une première réflexion autour du livre et de l’oeuvre numérique (Livres Hebdo du 20 novembre 2009 et livreshebdo.fr), nous avions tenté de cerner les champs respectifs du livre en tant qu’oeuvre incorporelle, de l’ouvrage imprimé et de l’oeuvre dite numérique. Cette approche nous avait conduit à clairement distinguer l’oeuvre numérisée, oeuvre fermée née du livre imprimé, de l’oeuvre numérique proprement dite, oeuvre ouverte née sur et pour le web.
Cette seconde note se propose d’identifier les conséquences les plus directes qu’entraîne cette dichotomie sur les principaux acteurs du monde du livre, d’abord pour l’oeuvre numérisée, ensuite pour l’oeuvre numérique.
*
Les oeuvres que l’on qualifie généralement de numériques sont en fait, dans leur immense majorité et pour un certain temps encore, des oeuvres numérisées. Elles nous intéressent non seulement par le volume énorme qu’elles représentent – et qui justifie le recours à la numérisation dite de masse – mais aussi parce que toutes les problématiques actuelles et récurrentes – Google et son train, Europeana, Gallica, Arrow, la zone grise – ne portent que sur des oeuvres initialement fixées sur papier qui ont connu – ou sont appelées à connaître – le passage par la numérisation.
On peut dire que dans l’ensemble – et c’est une différence notable par rapport à l’oeuvre numérique née sur et pour le web – la numérisation d’un livre imprimé ne change pas la donne ni quant à la fonction, ni quant au rôle des différents acteurs du livre. Il n’y a d’ailleurs aucune raison à cela, puisque les rapports entre ces acteurs se situent en amont de la numérisation, que l’oeuvre numérisée reste tout près du livre – son matériau de référence, sa matrice – et qu’elle continue à beaucoup lui ressembler.
On peut relever au passage que la numérisation emporte ses effets moins sur la relation de l’éditeur à l’oeuvre et à l’auteur que sur la relation des éditeurs entre eux. En effet, elle creuse l’écart entre d’une part les quelques groupes ou grandes maisons dont l’assise financière et la taille des équipes leur permet d’accompagner les nouveaux développements (1 – les notes sont à la fin du billet) et d’autre part les autres entreprises d’édition (maisons moyennes et « petits éditeurs »), qui représentent l’immense majorité du secteur et que la faiblesse de leurs moyens cantonne le plus souvent dans un attentisme contraint. Cette dichotomie de fait n’est pas nouvelle, le rythme des changements actuels ne fait que l’accentuer.
Les libraires ne figurent pas toujours parmi les professionnels les plus sensibles à la numérisation des ouvrages. Ils ont pourtant toute légitimité à proposer à leurs clients les oeuvres numérisées à côté des livres imprimés, tâche qui s’inscrit naturellement dans leur travail de structuration de l’offre éditoriale.
Au-delà du projet de portail commun, dont les travaux de mise en oeuvre semblent se préciser, on peut imaginer qu’à terme s’opère sur place, dans un espace physique aménagé à cette fin (2) , le feuilletage des nouveaux ouvrages numérisés – et pas forcément des seules nouveautés (3).
Quant au lecteur, la variété de ses rapports aux différents supports de lecture (ordinateur, ardoise, téléphone…) a été suffisamment évoquée pour qu’on n’y revienne pas ici. On soulignera simplement l’avantage qu’apporte la numérisation à la consultation des ouvrages multivolumes, principalement pour les étudiants et les chercheurs, du même ordre que la valeur ajoutée du CD par rapport au disque et à la cassette en matière d’accès séquentiel plage à plage.
Si elle épargne globalement les acteurs du livre en tant que tels, la numérisation touche à l’oeuvre ellemême : entre l’ouvrage imprimé au départ et l’oeuvre immatérielle à l’arrivée, le procédé de la numérisation introduit une différence non de degré, mais de nature (4) :
– d’une part, l’oeuvre numérisée devient sécable. On peut non seulement la consulter et la feuilleter, mais elle se prête bien davantage à la fragmentation, la dislocation, voire l’atomisation à l’infini, alors que le livre qui lui a donné naissance formait un tout, indivisible et solidaire, et qu’il tirait précisément sa dimension de livre de cette intégrité ;
– d’autre part, l’oeuvre numérisée ainsi sujette à dissection est désormais appelée à migrer, et fort loin – c’est son nouveau destin – sous une forme qu’on ignore, ce qui n’était pas la vocation du livre dont elle est issue. Si sa dénaturation s’analyse seulement comme un risque, sa dissémination se présente comme une quasi-certitude.
Ainsi, la numérisation fragilise doublement l’oeuvre, altère profondément sa substance et peut même la conduire à perdre son identité, de façon partielle ou totale (5). On est aux antipodes de la sécurité primaire attachée à la forme matérielle du codex, à sa compacité physique. La numérisation a donc pour effet de faire sortir l’oeuvre numérisée du cadre rassurant de l’exploitation du livre papier, qui par construction n’a pas été conçu pour répondre à de tels cas de figure.
Enfin, si l’ouverture de l’oeuvre numérique sur l’extérieur et sa porosité aux apports des lecteurs est voulue, voire recherchée par son créateur, le risque d’éclatement et de dissémination de l’oeuvre numérisée ne répond pas au souhait de son auteur, bien au contraire, puisque celui-ci a désiré lui donner le livre comme premier habitacle. A cet égard, les ouvrages imprimés font figure de nouveaux « incunables » dans l’univers du numérique, natifs qu’ils sont du livre, « nés au berceau » de ce monde devenu primitif.
On voit donc que les rapports entre acteurs du livre – principalement les rapports auteur/éditeur nés du contrat d’édition – ne se trouvent pas directement, mais indirectement altérés par les effets de la numérisation, puisque l’oeuvre qui sous-tend ces rapports a entre temps changé de nature. Par voie de conséquence, si les outils utilisés pour assurer l’exploitation du livre ne perdent pas tous leur pertinence dans l’exploitation de l’oeuvre numérisée, certains d’entre eux appellent une adaptation – notamment pour tout ce qui regarde les conditions de l’exploitation permanente et suivie et la durée contractuelle de protection.
*
Si l’oeuvre numérisée occupe aujourd’hui tous les esprits, elle ne doit pas faire oublier l’oeuvre numérique, c’est-à-dire celle qui ne se limite pas à sa propre homothétie, mais cherche à intégrer ab initio les nouvelles potentialités de la technique.
Du seul fait qu’elle n’est plus un livre (6) , l’oeuvre numérique conduit à remettre en question les fonctions des différents acteurs :
– l’auteur y trouve à la fois une très grande liberté formelle et l’attrait des jeux multiples de l’interactivité. La floraison de prototypes, irréductibles à la série et même au genre, ne peut conduire qu’à la dispersion et l’atomisation des initiatives. Mais c’est aussi une façon pour certains créateurs de reprendre la main, en échappant aux figures imposées par les multiples conventions liées au livre – juridiques, graphiques ou autres : dans l’oeuvre numérique, toutes les figures sont libres, et ce dans tous les compartiments du jeu de l’écriture. La contrepartie de cet affranchissement réside dans la difficulté à définir l’oeuvre, à la fixer comme telle, à lui donner sa forme achevée (7). Un autre problème se pose à l’auteur, celui du modèle économique, encore difficile à concevoir aujourd’hui : les expériences connues ne font pas un marché. Il n’existe donc pas pour l’instant de schéma reconnu, celui-ci risquant d’ailleurs de changer avec chaque type d’oeuvre. Il y a donc bien peu de chances que les auteurs d’ouvrages numériques puissent vivre de leur plume virtuelle.
– pour l’éditeur, sa fonction reste nécessaire, mais son rôle devient décalé : il est moins actif que supplétif, il soutient plus qu’il n’encadre, il accompagne plus qu’il ne conduit. Au-delà des fonctions premières de sélection et de mise en forme, quelle différence y a-t-il entre un éditeur professionnel et un auteur inventif et documenté qui a su se construire un réseau ? Par ailleurs, réalisation, diffusion, exploitation, gestion, plus rien ne correspond pour l’oeuvre numérique aux règles ni aux usages du papier. La structure classique d’une maison d’édition n’est pas adaptée aux oeuvres virtuelles comme elle l’est aux livres imprimés. Or, dans la plupart des cas, fût-il conscient des évolutions en cours,
l’éditeur n’est pas en état de se consacrer à ce nouveau terrain d’expériences : entre la gestion de sa maison et le traitement des oeuvres numérisées (voir supra), il a désormais double charge, sans avoir pour autant doubles ressources (8) .
– le libraire, de son point de vue, considèrerait plutôt l’oeuvre numérique comme un OVNI (objet virtuel non identifié), au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de la forme papier. Comment la référencer si elle n’est pas validée par un éditeur ou un intermédiaire reconnu ? Tout comme l’éditeur, le libraire soucieux de s’adapter au monde numérique donne naturellement la priorité aux oeuvres numérisées, domaine sur lequel il est au demeurant loin d’avoir la main. On peut considérer que le bibliothécaire se trouve dans une position analogue, devant le dilemme entre conservation et communication : comment constituer la mémoire patrimoniale des générations à venir tout en fournissant aux contemporains un
accès à la connaissance et à la création actuelles ?
– pour le lecteur, enfin, c’est-à-dire l’internaute, l’oeuvre numérique se présente comme un champ nouveau qui s’étend jusqu’à l’infini et rend possible son intervention directe, au gré de l’auteur, dans l’espace et dans le temps du texte. Grâce à l’interactivité, le lecteur sort des ténèbres, il passe à l’acte, il prend la parole. Au-delà de sa participation à l’oeuvre, il recèle une puissance jusque là passive, presque inerte : le lecteur n’est plus seulement un acheteur silencieux, il peut jouer un vrai rôle (cf le théâtre élisabéthain, et le rôle du public dans les représentations). Toutes proportions gardées, on se retrouve un peu dans une situation de nature épique, l’oeuvre se créant chaque fois au gré des auditoires, à la fois identique par le fond de l’histoire et différente par la forme de sa récitation. Sauf que les oeuvres n’ont pas l’unité du mythe et que l’échelle du public a changé…
Ce décalage est accru du fait que l’éditeur, prisonnier des habitudes nées de l’économie de l’offre, connaît finalement assez mal le profil de ceux qui lisent les ouvrages qu’il publie (9). Les moteurs de recherche et les libraires en ligne sont beaucoup plus avancés sur ce terrain.
Au-delà des acteurs du cycle du livre, on sait déjà que la pratique va influencer la technique, au moins autant que l’inverse (10).
Et on pressent que les principes et les règles du droit d’auteur (droit moral, certaines dispositions du contrat d’édition), les différentes formes du modèle économique du livre, les
conditions d’exploitation des ouvrages papier (durée, caractère permanent et suivi) et jusqu’à la structure éditoriale des maisons d’édition s’adaptent mal à la nature, à la mobilité et aux développements de l’oeuvre numérique (11) .
Si elles demeurent pour l’instant ultra-minoritaires, les expériences liées aux oeuvres numériques annoncent et préfigurent de profonds changements dans les pratiques et les structures éditoriales. On peut penser que là se cachent les prémices d’un véritable changement de géométrie, et certaines clés des formes éditoriales de demain (12).
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Les pages qui précèdent pourraient laisser croire que la numérisation est un fléau contemporain et qu’elle marque le début de la fin du bon vieux livre tel que nous l’aimons tous. Ce regard, évidemment, n’est pas celui des signataires. Ils souhaitent simplement souligner certaines réalités liées au développement du numérique et en exposer les effets qui, tôt ou tard, devraient se faire sentir sur les différents acteurs du livre. C’est d’ailleurs pour éviter – ou limiter – les excès de telles dérives que les éditeurs et les pouvoirs publics se sont attachés à définir ensemble les conditions d’une numérisation patrimoniale aussi respectueuse que possible de la forme de l’imprimé.
On conclura sur le remploi envisagé par le ministère de la Culture de la part qu’il attend du grand emprunt. Dans la ligne du rapport Tessier, une fraction de cette part devrait être allouée à la numérisation d’ouvrages imprimés du patrimoine (via la BnF) comme à celle de certaines nouveautés papier (via les éditeurs). En revanche, l’aide à la création d’oeuvres numériques nées directement sur le net ne semble pas envisagée. Ainsi se vérifie l’axiome selon lequel l’apparition de techniques nouvelles a pour première conséquence de valoriser les productions existantes plutôt que de porter les novations qu’on lui suppose naturellement attachées. Ce n’est guère avant le XVIIe siècle que les livres imprimés ont porté les idées nouvelles, c’est-à-dire que l’imprimerie a commencé de produire son plein effet (13) . Un peu plus de cent cinquante ans plus tard.
AP – JS / février-mars 2010
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Les notes
1 – Au-delà des apparences, ces développements relèvent davantage de la stratégie que de la technique.
2 – Cf notamment la table interactive tactile de Microsoft, Surface, depuis peu sur le marché européen. Le paradoxe veut que le recours à la numérisation soit censé faire gagner de la place, alors que son marketing réduira encore davantage l’espace déjà terriblement contraint de la plupart des librairies.
3 – La nouveauté, pour le client, ce n’est pas forcément le dernier ouvrage paru, c’est le livre qu’il a envie de lire.
4 – Sur le processus de numérisation de masse et ses enjeux qualitatifs, on lira avec profit la note d’Alban Cerisier qui figure en annexe au rapport Tessier (Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit, annexe 3 – ministère de la Culture & de la Communication, janvier 2010).
5 – Sans que personne ne puisse dire ni où, ni quand, ni comment elle la perd.
6 – Cf notre première note (3e partie) citée en introduction.
7 – Pour autant que donner une forme achevée à son oeuvre entre dans le projet de son auteur.
8 – La fonction de recherche-développement, qui existe dans la plupart des secteurs de l’économie de marché, n’a pas son pendant dans l’édition – si l’on fait exception des grands groupes, notamment dans l’édition scolaire. Traditionnellement, ce sont les « petits éditeurs » qui l’assurent de fait, et surtout en matière de littérature générale. S’agissant de l’oeuvre numérique, il semble que ce soit plutôt les auteurs qui jouent ce rôle.
9 – En dehors des enquêtes périodiques et normées réalisées par les pouvoirs publics, et de celles que fournissent sur commande les instituts spécialisés (Ipsos, GFK…).
10 – Roger Chartier, Qu’est-ce qu’un livre ? Cours au Collège de France, octobre-décembre 2009.
11 – Pour autant que le (ou les) auteur(s) d’une oeuvre numérique continue(nt) de s’appuyer sur un éditeur, c’est-àdire qu’une convention les lie et se réfère aux dispositions du Code de la propriété intellectuelle.
12 – Ne négligeons pas le fait que pour beaucoup, les jeux vidéo d’heroic fantasy se sont substitués à la lecture des Trois Mousquetaires, de la Bibliothèque Verte et même des Aventures de Tintin & Milou…
13 – Lucien Febvre & Henri-Jean Martin, L’apparition du livre, Albin Michel – chapitre 8/Le livre, ce ferment.
« Sortir de ce présent permanent » et « Cartographier Internet »: une piste pour les bibliothèques en quête d’un nouveau modèle ?
« Aujourd’hui, nous sommes face à une véritable terra incognitae. Sans carte ni boussole.Nous avons réduit les risques de rencontres hasardeuses en confiant notre destin aux moteurs de recherche. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’on confie une quête ou une requête à une autorité non certifiée, qui impose le chemin et la destination sans jamais offrir une représentation globale du territoire dans lequel elle s’inscrit. Si nous voulons promouvoir une véritable politique publique d’Internet, susceptible d’en faire l’agora du XXIe siècle à une échelle tant nationale qu’ européenne ou mondiale, il nous faut une carte du réseau, une capacité à le visualiser facilement. De nombreuses tentatives existent. C’est un enjeu central pour demain.
« Civiliser Internet, c’est donc le matérialiser, le voir, lui donner une représentation. C’est ensuite le cultiver. Cultiver ? En effet, Internet offre une mise à disposition formidable des connaissances et des savoirs. Mais aujourd’hui le tri est laissé à la facilité aveugle des moteurs de recherche, encore une fois. L’analogie est souvent faite avec une rue. Internet rassemble mille boutiques, mille services, mille lieux de savoir et de culture. Mais comment les reconnaître, les identifier, les distinguer ? Dans une ville, il est facile de distinguer une école d’une mairie, une poste d’une boucherie, une librairie d’une bibliothèque. Un jeu de codes architecturaux, visuels, historiques permet cette distinction. Sur le Web, c’est impossible, la stratégie des marques est à l’œuvre, et, tels des aveugles, nous nous servons de Google en guise de canne blanche. Après avoir cartographié, il faut donc cultiver, c’est-à-dire urbaniser, créer des repères, des labels. Seule la culture, portée par des politiques publiques, peut le faire.«
Qui écrit cela ? Le Président de l’INA : Emmanuel Hoog, à la page 150 de son ouvrage » Mémoire année zéro » paru au Seuil fin 2009.
Avant d’être un médiateur, le bibliothécaire est depuis toujours un… trieur… Déboussolés comme beaucoup de professionnels de l’information par la révolution numérique, les bibliothécaires – traditionnels gardiens des savoirs et des connaissances – ont oublié leur rôle de trieur, ko qu’ils sont, debout sur la berge, regardant le fleuve s’écouler. Ils pourraient contribuer collectivement avec d’autres professionnels également égarés (libraires, éditeurs, artistes, auteurs…) à la constitution de cette carte d’Internet, grâce aux nouveaux outils disponibles (souvent gratuitement) sur Internet et surtout grâce à leurs compétences – si méconnues par le grand public – de description et d’organisation des contenus. Pour …
…retrouver le Nord…
…mais continuons notre lecture…
» Enfin, civiliser Internet, c’est le collectiviser. Bien sûr, le mot n’est plus à la mode depuis longtemps. Dans l’histoire, il a fait souvent peur, à juste titre. Toutefois, il paraît difficile d’affirmer, à raison que le Web est une « nouvelle dimension de l’espace public » (Nicolas Venbremeersch, De la démocratie numérique, Le Seuil/Presses de Sciences Po, 2002), sans y introduire non seulement quelques règles à caractère économique (dépôt légal, droit d’auteur), mais aussi des pratiques publiques et civiques nouvelles. » (p. 151)
L’exemple du site Culture Wok pourrait être une piste, une alternative et une évolution pour nos traditionnels catalogues de bibliothèques afin de retrouver notre place de médiateurs vers nos publics en mutualisant nos compétences et nos regards (libraires, éditeurs, auteurs voire lecteurs). « Développé par une équipe pluridisciplinaire, en partenariat avec la région Aquitaine, le Wok est un nouvel outil de recherche en ligne reposant sur un principe d’indexation intersubjective et collaborative qui prend en compte les choix psychiques de ses utilisateurs à partir de critères sensitifs. Il intègre les données linguistiques, sonores et visuelles dans un même espace pour s’adapter et se décliner dans de nombreux domaines. » L’idée et la version bêta de ce site sont déjà prometteuses.
Continuons…
» La première urgence est de commencer par l’histoire, de faire d’Internet un acteur (et pas seulement une trace) de notre histoire, de lui donner de la respectabilité, en l’introduisant comme source essentielle de notre propre compréhension et de notre propre invention. Tel est le défi porté par la création du dépôt légal du Web. Comment l’organiser ? Est-ce pure folie, comme on l’entend parfois ? » (p. 151)
La BNF et l’INA ont une mission de dépôt légal. Ce qui change avec le Web ?
« L’archive devient vivante, changeante, immédiate. L’archivage doit donc intégrer cette dimension du temps par des aspirations cycliques de sites. Leur évolution se voit ainsi enregistrée périodiquement : il n’existe plus une source unique, mais une succession de versions. Internet exige une indexation en trois dimensions. […] Au fond, il n’y a plus aucune différence entre archive et information, puisque tout se retrouve placé sur le même plan également étalé sur la toile. Le dilemme est simple : ne pas tout garder mais alors comment choisir ? Tout garder, mais pour que cette mémoire ait un sens, mettre en œuvre des outils de navigabilité extrême. Pour ne pas perdre la boussole – le nord et la tête d’un coup. » (p. 152)
Emmanuel Hoog, le démontre à plusieurs moments dans ce livre : Internet, c’est « Toujours plus de mémoire, toujours moins d’histoire » (p. 135) et que ce manque d’histoire, finalement, nous entraîne dans un malstrom infernal… il faut donc « sortir de ce présent permanent » (p. 154)
Revenons un instant sur l’exemple de Culture Wok, il faut lire les analyses d’Hubert Guillaud ici et celle de Silvère Mercier, là. Le bibliobsédé concluait son billet ainsi : » Pour l’heure il ne semble pas encore possible d’intégrer cette technologie dans un catalogue de bibliothèques, mais Culture Wok propose de devenir partenaire en faisant participer les professionnels des bibliothèques à l’indexation et en intégrant une borne d’accès dans les établissements. » Chiche ! Le libraire de Bibliosurf se demandait justement dans un billet récent Pourquoi les bibliothèques n’arrivent elles pas à travailler en réseau ? Constat que l’on peut prendre mal… ou pas !
Voici donc venu le temps – non de construire de nouvelles cathédrales – mais de travailler de manière collaborative et interassociative sur des projets fédérateurs , en réaffirmant les missions que la puissance publique nous a confiée. L’exemple du site Wiki-brest est remarquable, » site Internet de mémoire et de culture partagées mettant en valeur le patrimoine du Pays de Brest : histoires de lieux, de personnes, de travail, géographie, tranches de vie, cartes postales, chansons, articles encyclopédiques, Wiki-brest c’est une écriture qui relie habitant-e-s, journaux de quartiers, associations, artistes, bibliothécaires, enseignants… «
Laissons Emmanuel Hoog conclure :
« Maîtriser sa mémoire pour une collectivité devrait pourtant faire partie des libertés fondamentales. La Révolution française s’est accompagnée d’une importante institutionnalisation des politiques de mémoire (archives, bibliothèques, musées). » (p. 153)
« La culture s’affirme comme un double espace. Tour d’abord le lieu de l’invention d’un vouloir-vivre ensemble, le lieu d’un possible public, c’est-à-dire, aux côtés de l’école et de la télévision, un territoire où se formule au quotidien la République en marche. Et puis le lieu culture, au-delà des segmentations disciplinaires et des guichets administratifs, offre un espace où l’histoire peut retrouver des lieux où s’épanouir. Il ne s’agit pas de lieux de mémoire. Il s’agit de lieux d’invention. » (p. 204)
La bibliothèque publique n’est-elle pas un de ces lieux ?
Silence
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Les pistes de ce livre sont nombreuses, vous pouvez vous le procurer ici ou ailleurs ou encore dans votre bibliothèque préférée !
Mes bibliothèques de Varlam Chalamov
Il y a constamment des hasards qui sont comme des invitations pour prendre des chemins de traverse. Avant de vous raconter l’heureux hasard du 25ème jour de février, il faut que je remonte le temps. Deux jours auparavant donc, entre un cours donné à l’IUT et une réunion de préparation pour un projet de collaboration entre libraires et bibliothécaires pour Marseille 2013, j’avais du temps à perdre. Je décidais donc de flâner au sein de la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence sise elle-même dans la Cité du livre qui est une ancienne fabrique d’allumettes. Précisons : livres et allumettes dans un même lieu mais pas au même moment. Je m’égare mais c’est le propre de ces pérégrinations aventureuses que je vénère.
Entrant dans la bibliothèque, mes yeux tombèrent sur l’étagère où les bibliothécaires du lieu – consciencieux – avaient mis en valeur des livres du fonds, des auteurs russes en rapport avec le cycle de cinéma du moment : épopée russe, un cycle de films autour du cinéma russe organisé par l’Institut de l’image. Le livre qui m’attira, car il était tout seul, sur l’étagère du milieu était un très court ouvrage : Mes bibliothèques de Varlam Chalamov, auteur que je ne connaissais que de nom, me promettant toujours de le lire. Mais, vous savez ce que c’est, les livres s’accumulent sur votre table, vos étagères et vous êtes pris dans une sorte de tourbillon qui vous emmènent tantôt au bord du maelström tantôt en son centre, au risque de couler définitivement. J’avais le temps… je pris le livre…
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Dans celui-ci, Varlam Chalamov qui passa la majeure partie de sa vie dans un des lieux paradisiaques de l’idéologie communiste – le goulag – Chalamov donc, y décrit ses déchirements et ses émerveillements. Même en enfer, quelques instants rares permettent de s’échapper… Déchirements et émerveillements pour Chalamov car tantôt privé de livres, condamné à ne plus fréquenter leurs temples que sont les bibliothèques ; désespéré jusqu’à oublier le code – l’écriture – pour déchiffrer les livres, n’arrivant plus à les lire puis réapprenant péniblement… ; tantôt émerveillé en découvrant tel ou tel ouvrage oublié par l’administration – aussi bête que zélée – du camp. Le désir de lecture revenant, c’était comme si la peine de prison s’évaporait le temps de cette échappée. Le livre évoquait tous ces va-et-vient vers les écrits : flux et reflux à la manière de l’estuaire du fleuve qui hésite à mélanger ses eaux douces avec le sel de l’océan.
« Puis, il y eut la mine, l’abattage de l’or, quatre années terribles durant lesquelles chaque jour, chaque heure qui passait nous apprenait combien fragile est le vernis dont la civilisation revêt l’être humain. Nous ne voulions pas penser au lendemain et nous n’avions pas le loisir de « tuer le temps ». Au contraire, c’était le temps qui nous réglait notre compte, comme dans le magnifique quatrain traduit de l’anglais par Marchak, c’était lui qui nous tuait tous. Nous avions oublié les livres. » (p. 24)
Tranquille, je lisais le livre d’une traite, confortablement installé dans un fauteuil rouge, bercé par le ronron doucereux de la climatisation de la bibliothèque.
Durant deux jours, donc, ce livre m’accompagnait… me faisait penser en ces temps d’élection à tous ces gens qui éructaient contre les errements de la démocratie… ne faisant que la critiquer pour arrondir les fins de mois de leurs fonds de commerce cataclysmiques… Je pensais à l’histoire de cet homme, condamné à ne plus pouvoir lire et qui avouait – belle leçon – à la dernière phrase de son livre n’avoir eu qu’un seul regret au cours de son existence :
« Je regrette de n’avoir jamais possédé ma propre bibliothèque » (p. 54)
Le lendemain de cette lecture, réflexe obsessionnel mais heureux de bibliothécaire, je complétais la notice de l’écrivain sur cette encyclopédie collaborative et en création permanente sur le net, restons naïfs : réalisée par tous pour tous, en cela critiquée aussi comme une atteinte à… à quoi d’abord ? et qui, avait en quelques années, bouleversée toute une économie basée sur la rareté et les élites, rares aussi les élites. Je commandais aussi les livres manquants de Chalamov pour les collections de la bibliothèque où j’avais le plaisir de travailler chaque jour.
J’en étais là, deux jours après ma lecture, de mes pensées vers les livres et la vie de cet homme, entre autres horreurs, lecteur empêché. Le soir, j’allumais la télévision et tombais sur une émission littéraire qui recevait Jorge Semprun racontant son expérience à Buchenwald. Il me toucha beaucoup quand il raconta que l’Europe n’existerait vraiment que lorsqu’elle commémorerait dans un anniversaire commun la fin des camps européens : ceux des nazis et ceux des communistes. Il cita Primo Lévi et puis… Varlam Chalamov et ses récits de la Kolyma, l’auteur qui m’accompagnait depuis deux jours. Primo Lévi et Varlam Chalamov réunis.
Ainsi, la lecture de ce livre de Chalamov dans une ancienne fabrique d’allumettes me ramenait vers d’autres bûchers funestes. Je songeais de nouveau à la dernière phrase du livre de Chalamov.
Je pensais que je vivais en France en 2010 et à la chance, oui, cette chance de… posséder une bibliothèque personnelle…
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Silence
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Notule pour en savoir plus :
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Mes bibliothèques de Varlam Chalamov a été traduit du russe par Sophie Benech et édité en 1988 aux éditions interférences. Votre libraire pourrait avoir besoin de son numéro d’ISBN : 978-2-909589-00-5.
Les autres livres de Chalamov sont publiés chez Verdier.
D’autres informations sur Wikipédia.
Histoires de chutes : 2 livres insulaires, Sukkwan Island de David Vann et Choir d’Eric Chevillard
Le hasard des publications et de mes lectures m’a fait lire simultanément deux nouveautés récentes :
il y a un livre où un père et son fils partent sur une ile inhabitée au fin fond de l’Alaska : Sukkwan Island ;
il y en a un autre où tous les habitants n’ont qu’un désir, un rêve : quitter l’île.. qui s’appelle Choir... titre éponyme du second livre.
Dans le premier, on ne sait pas bien entre les deux héros (un père et son fils) qui est l’adulte et qui est l’enfant.
Dans les deux livres, les personnages sont prisonniers de l’île et surtout de celles qu’ils ont dans leurs têtes…
jusqu’à choir…
Dans les deux cas, il m’est absolument impossible de résumer mieux les histoires de ces livres au risque de tout dévoiler pour le premier ou de tout recopier pour le second. Je vous conseille fortement la lecture de ces deux livres. Leurs chutes sont assez inattendues… si j’essaie de tirer un peu vers l’ironie ces deux lectures malaises…
L’une, vous surprend au moment où vous ne vous y attendiez pas ; l’autre est une explosion poétique où il faut d’abord capter le rythme des phrases, des mots et des sons au risque de laisser choir le livre…
Pourtant, les deux livres ont ce point commun de décrire des îles prisons révélant celles contenues dans les têtes des héros.
Sukkwan Island de David Vann est un premier roman, publié dans la collection « nature writing » de l’éditeur Gallmeister qui a publié, entre autres, l’excellent Le Livre de Yaak de Rick Bass. C’est ce livre qui m’a conduit à créer mon second blog : Rick Bass et les nature writers… Cette collection « nature writing », sous-titrée : la littérature de la nature et des grands espaces , est un prétexte pour découvrir les rapports qui existent entre culture et nature ou l’inverse…
Choir d’Eric Chevillard est publié aux éditions de Minuit. Si vous ne connaissez pas encore le travail d’Eric Chevillard, je vous conseille les notules presque quotidiennes qu’il fait paraître sur le blog l’auto-fictif.
Silence
(alias Franck Queyraud)
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Addenda : j’ai écrit cette critique il y a exactement un mois aujourd’hui, nous sommes le 5 mars et je continue par être marqué par le coup de théâtre du livre de David Vann… et je ne sais pas si vraiment c’est un souvenir agréable de lecture… Je ne sais plus quand je rencontre ce type de livre si nous assistons à de la virtuosité ou si cette virtuosité est construite pour donner ce sentiment de virtuosité. Je ne sais pas si vous me suivez… J’attendrais de lire autre chose de cet auteur avant de me prononcer… n’empêche, un mois après, subsiste un malaise…
Alors, peut-être, je préfère retomber (pour ne pas dire choir) dans la prose rêveuse de Chevillard :
» Mais nous avons pris le goût d’attendre. Nous nous sommes installés dans l’attente. Il faut croire que nous nous y plaisons. Nous avons arrangé joliment ce séjour, non ? Nous extrayons le sucre de toute chose. Nous faisons mine de bouillir d’impatience et de rage dans les bulles irisées de nos bains de lavande. Nous endormons nos sens en les ravissant de musiques et mets raffinés. Toutes nos antennes vibrent dans des brises de parfums artificiels. Souhaitons-nous vraiment nous trouver d’un coup transportés dans le ciel ?
Aspirons-nous à moins de stabilité encore ? Si nous finissons par décoller, nous lâcherons la poudreuse pour le nuage, il n’est pas certain que notre pas y gagne en assurance. Dans les tempêtes du cosmos, ne regretterons-nous pas notre marécage ? » (pp. 102-103… Choir. – Ed. de Minuit, 2009)
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Cette critique du livre Sukkwan Island de David Vann est publiée dans le cadre de l’opération Masse critique du site Babelio qui permet de partager vos lectures avec d’autres lecteurs. A découvrir absolument !
Merci à l’éditeur pour l’envoi de ce livre et merci aux ours de Babelio !
Ce livre choc est auusi commenté par une autre lectrice, membre de Babelio, sur son blog Ma tasse de thé.