varlam chalamov

« La liberté que constitue la bibliothèque, il est parfois difficile de se la représenter » (Morceaux choisis, #11)

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Parce que la profession se remet en question périodiquement et surtout en ce moment, au temps de la mutation numérique induite par le transfert des sources de savoir sur des disques durs d’ordinateurs accessibles à distance ; parce qu’elle ne sait plus, semble-t-il, où se situe son cœur de métier : il est bon d’écouter des voix extérieures qui nous rappelle que les bibliothèques ont souvent été une cible pour les empêcheurs de penser par soi-même.
Il me semble que notre cœur de métier est toujours le même et si nous utilisons un vocabulaire actuel : le rôle de la bibliothèque est toujours d’être « un hub » (pardon, il faut vivre avec son temps), un endroit pour donner accès aux textes et aux sources de la connaissance, permettre leurs transmissions. Reste à s’interroger avec Einstein : « La seule chose que vous devez savoir est où se trouve la bibliothèque. » Elle est lieu de passage ouvert, lieu des sociabilités ou lieu pour la réflexion intérieure, dans tous les cas, elle favorise la respiration de l’individu pour qu’il devienne ou reste un citoyen…
Ce nouveau billet pour réactiver cette mémoire de silence, endormie depuis quelques temps…
2015-03-27 08.30.50
La bibliothèque Carnégie de Reims

« Le vin, comme on sait, travaille dans les caves. A l’intérieur des bouteilles continue une vie mystérieuse, différente selon les années et les crus tels que le certifie l’appellation d’origine. Cette appellation, le vin ne la justifie pas seulement pas sa provenance : pour devenir le grand ou le bon cru qu’il est ou est supposé être, le vin doit de surcroît attendre et ce n’est qu’au bout de plusieurs années, marquées par une activité intense et passive, qu’il acquiert son identité la plus propre, quitte aussi à la perdre s’il n’est pas bu à temps.

Si les bibliothèques sont littéralement les caves du savoir humain (dans l’obscurité des livres fermés le sens travaille continûment), les livres présentent toutefois sur les bouteilles l’avantage de pouvoir être bus (lus) à tout moment et de se conserver sans limitation, ainsi que celui d’être inépuisables : même bue d’un trait, la bouteille reste pleine. S’il arrive que le sens s’évente, c’est seulement parce que le vin n’était qu’une piquette, eût-elle été primée en son temps, comme c’est d’ailleurs très souvent le cas.

Mais trêve de plaisanterie. Ce qu’est la bibliothèque, ce qu’elle préserve et ce qu’elle rend possible, nous ne le mesurons vraiment que lorsqu’elle disparaît : aucune image n’est plus parlante que cette célèbre photo prise à Londres pendant la dernière guerre où des hommes, comme des ombres calmes, consultent des livres dans les rayons d’une bibliothèque éventrée par les bombes. Et nul plus émouvant éloge que celui de Varlam Chalamov dans Mes bibliothèques, qui est le livre de la privation, de la rareté et des retrouvailles. Par delà la difficulté d’accès, la rareté des vrais livres voire leur totale absence – comme à la Kolyma pendant des années, jusqu’au point ne plus savoir lire – la bibliothèque revient dans sa mémoire, et dans le clair-obscur d’un monde de petites maisons gelées qu’un poêle réchauffe à peine, comme une sorte de crèche où chaque livre est tour à tour le sauveur : non pas une grande bibliothèque comblée de tout son poids d’institution, mais une simple cabane dont on a la clef et où quelqu’un a pris soin, dans le dos de la dictature, de constituer un catalogue, c’est-à-dire de sauver une langue.

La liberté que constitue la bibliothèque, il est parfois difficile de se la représenter en voyant les silhouettes d’une salle de lecture ramassées sous leurs lampes, mais c’est autrement, selon l’invraisemblable polyphonie des rayons ou selon le sommeil des réserves qu’il faut y penser. Privée ou publique, immense ou petite, spécialisée ou capricieuse, la bibliothèque est toujours et avant tout réserve, conservatoire de la différence, vestibule infini d’un palais grand ouvert.

Chaque livre est composé de lignes et se ferme sur elles comme une boîte. Dans l’empilement infini des boîtes à lignes, la bibliothèque écrit et suspend le rêve d’une ligne continue qui est comme un murmure : non le bruit des pages tournées par les lecteurs, assez semblable à celui du pas avançant sur un lit de feuilles, mais venant se poser sur lui comme une matière diffuse, la poudre ou le pollen de toutes les voix qui se sont tues et qui parlent, de toutes les boîtes qui se sont refermées et qui s’ouvrent.

Article Bibliothèque in Le propre du langage : voyages au pays des noms communs / jean-Christophe Bailly. – Paris : Seuil, 1997. – pp. 23-25. – (La librairie du XXe siècle).

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Mes bibliothèques de Varlam Chalamov

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Il y a constamment des hasards qui sont comme des invitations pour prendre des chemins de traverse. Avant de vous raconter l’heureux hasard du 25ème jour de février, il faut que je remonte le temps. Deux jours auparavant donc, entre un cours donné à l’IUT et une réunion de préparation pour un projet de collaboration entre libraires et bibliothécaires pour Marseille 2013, j’avais du temps à perdre. Je décidais donc de flâner au sein de la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence sise elle-même dans la Cité du livre qui est une ancienne fabrique d’allumettes. Précisons : livres et allumettes dans un même lieu mais pas au même moment. Je m’égare mais c’est le propre de ces pérégrinations aventureuses que je vénère.

Entrant dans la bibliothèque, mes yeux tombèrent sur l’étagère où les bibliothécaires du lieu – consciencieux – avaient mis en valeur des livres du fonds, des auteurs russes en rapport avec le cycle de cinéma du moment : épopée   russe, un cycle de films autour du cinéma russe organisé par l’Institut de l’image. Le livre qui m’attira, car il était tout seul, sur l’étagère du milieu était un très court ouvrage : Mes bibliothèques de Varlam Chalamov, auteur que je ne connaissais que de nom, me promettant toujours de le lire. Mais, vous savez ce que c’est, les livres s’accumulent sur votre table, vos étagères et vous êtes pris dans une sorte de tourbillon qui vous emmènent tantôt au bord du maelström tantôt en son centre, au risque de couler définitivement. J’avais le temps… je pris le livre…

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Dans celui-ci, Varlam Chalamov qui passa la majeure partie de sa vie dans un des lieux paradisiaques de l’idéologie communiste – le goulag – Chalamov donc,  y décrit ses déchirements et ses émerveillements. Même en enfer, quelques instants rares permettent de s’échapper… Déchirements et émerveillements pour Chalamov car tantôt privé de livres, condamné à ne plus fréquenter leurs temples que sont les bibliothèques  ; désespéré jusqu’à oublier le  code – l’écriture – pour déchiffrer les livres, n’arrivant plus à les lire puis réapprenant péniblement… ; tantôt émerveillé en découvrant tel ou tel ouvrage oublié par l’administration – aussi bête que zélée – du camp. Le désir de lecture revenant, c’était comme si la peine de prison s’évaporait le temps de cette échappée. Le livre évoquait tous ces va-et-vient vers les écrits  : flux et reflux à la manière de l’estuaire du fleuve qui hésite à mélanger ses eaux douces avec le sel de l’océan.

« Puis, il y eut la mine, l’abattage de l’or, quatre années terribles durant lesquelles chaque jour, chaque heure qui passait nous apprenait combien fragile est le vernis dont la civilisation revêt l’être humain. Nous ne voulions pas penser au lendemain et nous n’avions pas le loisir de « tuer le temps ». Au contraire, c’était le temps qui nous réglait notre compte, comme dans le magnifique quatrain traduit de l’anglais par Marchak, c’était lui qui nous tuait tous. Nous avions oublié les livres. » (p. 24)

Tranquille, je lisais le livre d’une traite, confortablement installé dans un fauteuil rouge, bercé par le ronron doucereux de la climatisation de la bibliothèque.

Durant deux jours, donc, ce livre m’accompagnait… me faisait penser en ces temps d’élection à tous ces gens qui éructaient contre les errements de la démocratie… ne faisant que la critiquer pour arrondir les fins de mois de leurs fonds de commerce cataclysmiques… Je pensais à l’histoire de cet homme, condamné à ne plus pouvoir lire et qui avouait – belle leçon – à la dernière phrase de son livre n’avoir eu qu’un seul regret au cours de son existence :

« Je regrette de n’avoir jamais possédé ma propre bibliothèque » (p. 54)

Le lendemain de cette lecture, réflexe obsessionnel mais heureux de bibliothécaire, je complétais la notice de l’écrivain sur cette encyclopédie collaborative et en création permanente sur le net, restons naïfs : réalisée par tous pour tous, en cela critiquée aussi comme une atteinte à… à quoi d’abord ? et qui, avait en quelques années, bouleversée toute une économie basée sur la rareté et les élites, rares aussi les élites. Je commandais aussi les livres manquants de Chalamov pour les collections de la bibliothèque où j’avais le plaisir de travailler chaque jour.

J’en étais là, deux jours après ma lecture, de mes pensées vers les livres et la vie de cet homme, entre autres horreurs, lecteur empêché. Le soir, j’allumais la télévision et tombais sur une émission littéraire qui recevait Jorge Semprun racontant son expérience à Buchenwald. Il me toucha beaucoup quand il raconta que l’Europe n’existerait vraiment que lorsqu’elle commémorerait dans un anniversaire commun la fin des camps  européens : ceux des nazis et ceux des communistes. Il cita Primo Lévi et puis… Varlam Chalamov et ses récits de la Kolyma, l’auteur qui m’accompagnait depuis deux jours. Primo Lévi et Varlam Chalamov réunis.

Ainsi, la lecture de ce livre de Chalamov dans une ancienne fabrique d’allumettes me ramenait vers d’autres bûchers funestes. Je songeais de nouveau à la dernière phrase du livre de Chalamov.

Je pensais que je vivais en France en 2010 et à la chance, oui, cette chance de…  posséder une bibliothèque personnelle…

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Silence

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Notule pour en savoir plus :

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Mes bibliothèques de Varlam Chalamov a été traduit du russe par Sophie Benech et édité en 1988 aux éditions interférences. Votre libraire pourrait avoir besoin de son numéro d’ISBN : 978-2-909589-00-5.

Les autres livres de Chalamov sont publiés chez Verdier.

D’autres informations sur Wikipédia.

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