anne verneuil
Cut-up partiel et partial d’un médiateur numérique d’aujourd’hui (Texte lu au Congrès de l’ABF 2014)
Ce texte a été écrit pour le Congrès des Bibliothécaires à Paris qui s’est tenu du 19 au 21 juin à Paris, pour la table-ronde Atouts et faiblesses de notre métier.
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Je ne suis plus celle que j’étais, nous dit Anne Verneuil, dans son article inaugural au dossier de la revue Bibliothèques, la revue de notre communauté. Je ne suis plus celle que j’étais…moi non plus… Je ne suis plus celui que j’étais quand j’ai débuté dans ce métier, il y a un peu plus de vingt ans maintenant. Ou plutôt, je ne fais plus tout à fait le même métier. Je m’occupe de médiation numérique. C’est nouveau, et puis c’est vieux comme le monde.
Martine Farget, Directrice Générale Adjointe à Plaine Commune en Seine Saint-Denis martèle : Le numérique a modifié le « cœur de métier » des professionnels, il est omniprésent dans la relation avec l’usager. Il paraît impensable pour les élèves venant travailler en médiathèque de ne pas pouvoir apporter leur ordinateur ou entreprendre des recherches sur ceux qui sont mis à leur disposition au même titre que pour des documents papiers. Le numérique a modifié le cœur de métier de tous les professionnels, pas seulement le métier des bibliothécaires.
Nous devrions être heureux de la situation présente. Celle du bouleversement total de notre métier et de tout son environnement, de son écosystème. Mais nous ne le sommes pas, pas encore. Des nostalgies nous gagnent, parfois… Je suis un indécrottable optimiste. Et, nous devrions être heureux de voir le monde s’engager dans un monde qui nous est cher… le monde de l’écriture.
C’est cela, la chose importante pour moi : Le Web, c’est l’écriture.
Le Web, ce n’est pas seulement le caricatural Facebook. Le Web, ce n’est pas de la technophilie béate… Ce n’est pas Apple avec son Ipad qui a transformé le monde. Mais cette possibilité donnée à chacun – en principe – grâce aux réseaux : cette potentialité de pouvoir écrire, de s’exprimer de mille manières possibles.
Le Web, c’est l’écriture. L’écriture partagée… immédiate parfois. Ce sont parfois bouteilles à la mer avec messages dedans… Ce n’est pas que du commerce ou une nouvelle manière de profiler les usagers… bien que ce soit cela aussi.
C’est Michel de Certeau dans son Invention du quotidien, en 1980, qui cite François Furet : La modernisation, la modernité, c’est l’écriture. Et de commenter :« la généralisation de l’écriture a en effet provoqué le remplacement de la coutume par la loi abstraite, la substitution de l’Etat aux autorités traditionnelles et la désagrégation du groupe au profit de l’individu. Or cette transformation s’est opérée sous la figure d’un métissage entre deux éléments distincts, l’écrit et l’oral.»Il avait eu une belle intuition Michel de Certeau… Cette omniprésence de l’individu…
Ce qu’il ne pouvait pas encore imaginer, c’était la naissance du Web, onze ans plus tard, en 1991. Et le formidable déplacement engagé depuis : ce mouvement des sources du savoir vers une dématérialisation en réservoirs gigantesques reliés entre eux, dématérialisation que nous avons plus subit que souhaitée ou anticipée. Dans notre littérature professionnelle, pourtant, nombreuses sont les occurrences concernant une bibliothèque universelle. Nous devrions être heureux de cette situation. L’utopie de Paul Otlet et de son Mudaneum semble se réaliser. Il y a bien sûr déjà des dangers pour que tous ces immenses réservoirs ne soient contrôlés que par quelques acteurs mondiaux… totalitaires.
Le Web, c’est l’écriture. Nous vivons une époque formidable et paradoxale, celle du grand mixage entre un oral que je qualifierai d’écrit – un oral écrit –à l’image de twitter ou de facebook… et de nouvelles formes de diffusion de l’écrit que sont les blogs, les ateliers d’écrivains sur le Web, les instagram, les snapchat, les you tube – des mots, des images, des sons – l’écrit et l’expression sont multiples aujourd’hui – la profusion des portes d’accès aux savoirs nous perturbe – nous sommes dans le labyrinthe borgésien, un peu perdu – le manque de repères nous désole – nous rêvons voyages mais nous n’avons pas encore envie d’explorer – enfin, pas tous, heureusement – il y a des crapauds fous comme dirait Lionel Dujol, il y a même de plus en plus de crapauds fous parmi nous –
Un médiateur numérique pour moi, ce n’est pas la nouvelle mue de l’animateur multimédia – ce n’est pas la même chose – Ce qui nous désoriente toujours, c’est la mutation des figures d’autorité et nous ressassons – ah, mais tous ces blogs, ces livres numériques, c’est de l’autoédition – hein, c’est de l’autoédition. – autoédition, le mot qui condamne – Non, les blogs ce ne sont pas de l’autoédition – les figures et formes de validation ont changé…
Et puis, il y a ces nouvelles interactions à base de like, de cœur, qui nous semblent tout transformer en un immense monde kitsch.. Ah, ils racontent leurs vies sur les réseaux sociaux… mais qu’ont-ils à raconter sur ces réseaux sociaux… réseaux sociaux où ils sont, les gens, parce que justement, dans la vraie vie comme on dit maintenant – ce qui est un peu idiot entre-nous, dans la vraie vie, ils ne trouvent pas, les gens, des liens ou des solidarités qui leur importent. Voudraient bien mais ne trouvent pas. Plus d’un milliard d’individus sur Facebook. Incroyable, non ? Comment des réseaux sociaux littéraires comme Librarything ou Babelio ont réussi – eux – à transformer leurs usagers en contributeurs, à leur parler des livres qu’ils aiment ? A créer un lieu qui n’est pas virtuel puisqu’il y a interactions partages, rencontres et échanges fructueux.
Tous ces éléments nous perturbent tant, que certains, ne supportant plus le baroque foisonnant et permanent, veulent se déconnecter. On n’a pas encore commencé d’explorer ces nouvelles terra incognitae que nous voulons déjà nous déconnecter. N’oublions pas certains, qui ne le sont pas encore… connectés.
« La libre expression, la libre circulation des idées sont l’une des missions fondamentales des bibliothèques. Les bibliothécaires doivent donc rester attentifs à la constitution des collections, à leur politique d’acquisition, défendant toujours le libre accès à l’information pluraliste, pour les publics les plus divers. »Ce n’est pas moi qui le dit, mais Anne Verneuil et Claudine Belayche, toutes deux, Présidente et ex-Présidente de l’ABF, dans leur éditorial à la revue Bibliothèques. L’information pluraliste qui se trouve justement sur le Web, nous nous devons de l’explorer pour en détecter les pépites, les valoriser pour participer à cette grande et ambitieuse fabrique du citoyen qui fait partie de nos missions.
Je vous le dis tout net – sans jeu de mots – la pire idée que nous pourrions avoir serait d’imaginer des bibliothèques et des bibliothécaires déconnectés. J’adore les définitions et notamment celle-ci, celle du mot qui caractérise notre dépression actuelle.
Ce mot, c’est l’adjectif : asynchrone.
L’asynchronisme désigne le caractère de ce qui ne se passe pas à la même vitesse, que ce soit dans le temps ou dans la vitesse proprement dite, par opposition à un phénomène synchrone. Notre problème avec le Web est que sur ce Web, tout se passe partout et tout le temps et que nous ne pouvons pas – bien évidemment – être partout. On n’est pas au cinéma ou dans un roman, mais dans la vraie vie : matérielle, pragmatique, tellement concrète…
Le temps de l’ubiquité est pourtant arrivé et nous sommes désarmés. Nous avions l’habitude de travailler en équipes, efficaces, spécialisées… mais cela c’était avant…
Nous allons devoir investir les communautés agissantes du Web – pas comme un poisson rémora avec son requin, pas comme un parasite en essayant d’exister malgré tout avec nos anciennes manières de faire ou de communiquer – mais en faisant partie des communautés agissantes du Web et en apportant notre pierre à la construction et aux partages des savoirs. Défendre ce que ce sont nos biens communs…
Notre légitimité comme experts en recherche et conseils en information reviendra. Nous adorons classer, inventorier, valoriser… Qu’est ce que le Web change à cela ? Rien… C’est notre nature profonde. Repérer, classer, inventorier, valoriser, conserver… Pourquoi soudain ne plus le faire pour le Web ? Est-ce que ce n’est que pour des raisons de moyens humains et matériels ?
Travailler avec les communautés agissantes est une nécessité car nous ne pouvons pas agrandir indéfiniment nos équipes – les budgets sont en baisse, les postes se font rares, les contractuels ne sont pas remplacés… vous connaissez… Qui, dans cette salle, en 2001, aurait parié 1 euro sur la réussite de l’encyclopédie Wikipédia ?
J’organise depuis un an des ateliers de contribution à l’encyclopédie Wikipédia. L’ambition de ces ateliers est de construire une petite communauté de fourmis venant apporter leur pierre à ce chantier encyclopédique mondial.
A chaque séance mensuelle, il y a toujours de nouvelles personnes, curieuses, qui sont soit intéressées pour écrire, participer soit en ont assez de contribuer seules devant leur écran chez eux. Veulent rencontrer les autres. Ça tombe bien, on est ravi d’accueillir les autres. Ce type d’atelier à structure participative et horizontale est particulièrement bien adapté : la bibliothèque a les ressources nécessaires pour sourcer les articles comme on dit chez Wikipédia et devient lieu où l’on se retrouve. C’est un Fablab textuel…
Une des dernières participantes, une professeure de lycée, me demandait vendredi dernier : mais pourquoi tous ces contributeurs n’écrivent-ils pas des livres ? Quelles sont leurs motivations ? Pourquoi font-ils cela gratuitement ? Elle ne comprenait pas… elle était curieuse et un peu perplexe mais souhaitait tout de même organiser avec ces élèves une découverte de Wikipédia.
Eh oui, pourquoi, cette envie de participer, de faire sans en attendre de gratification… Il y a quelque chose qui ne tourne plus rond… On a un pseudo en général sur Wikipédia, on reste anonyme. Personne ne connait les 1350 contributeurs de l’article Strasbourg, article qualifié de qualité et qui est vu en moyenne chaque jour 1000 fois… 1000 fois…
Mince, tout ne serait pas que Selfie, alors sur ce Web…
C’est en analysant et en réfléchissant à ces nouvelles pratiques, ces nouveaux usages que nous arriverons à repositionner nos actions et nos indispensables médiathèques comme lieu d’échanges, de rencontres et de partages au sein de ce flux incessant du savoir. De ne plus rester au bord du fleuve à regarder l’eau couler.
Je ne suis plus [celui] que j’étais. Voici venu le temps des « bibliothécaires « reprofilés » – quelle horrible formule technocratique, vous ne trouvez pas ? – expression lue de nouveau dans la revue de notre communauté… Et, Anne Verneuil de nous interroger : Cela fait quelques temps déjà que nous assistons à un brassage de métiers dans notre métier. Voici venu les community managers, les web designers, les animateurs, les médiateurs, les producteurs de contenus… Quelle définition de leur travail ? Quelle intégration au sein des équipes ? Quels savoirs apportés, partagés, multipliés ? Moi : Va-t-on encore continuer de créer de nouveaux départements dans les médiathèques – moi je ne veux pas de département médiation numérique – je veux que mon poste s’arrête dans quelques années quand la mission – je l’espère – aura été remplie. La facette numérique doit faire dorénavant partie de tous les profils de poste, à des degrés divers, bien entendu.
A l’heure des Moocs – ces cours en ligne – ou des Fablabs – ces ateliers participatifs – comment allons-nous apprendre dorénavant ? A l’heure du web participatif, ce web que l’on apprend en faisant, comment allons-nous nous former pour transmettre ? Avons-nous perdu notre capacité de transmettre ? On voit bien la difficulté pour nos organismes de formation continue de renouveler leurs propositions. Ce monde va trop vite. Un outil apparaît, vit et le lendemain, ou presque, est déjà remplacé par un autre. On apprend désormais en partageant des savoirs ou des pratiques. On essaie un outil. On devient un bêta-testeur. Cela ne fonctionne pas avec le public que nous visions. Tant pis, on utilise un autre outil. On remettra donc vingt fois sur le métier son ouvrage. La formule de Boileau est bien adaptée dans notre cas…
Dans ce monde de vitesse, il nous faut nous hâter lentement, comme l’écrit encore Boileau dans son Art poétique. Un exemple : des collègues voulaient créer un blog autour des littératures ados. Comment avons-nous procéder ? Ce n’est pas l’informaticien de service qui l’a créé ce blog et puis l’a alimenté des articles envoyés par les bibliothécaires. Les bibliothécaires, jeunesse dans notre exemple, nous les avons réuni avec une collègue compétente et nous avons appris à utiliser et écrire ensemble un billet sur la plateforme de blog choisie. Chacun est devenu un contributeur, maîtrisant l’écriture et la mise en ligne. Ainsi pour chaque projet, la méthode est de trouver la personne qui connait l’outil et qui partagera son savoir aux collègues ce qu’il sait… C’est une manière de transmettre collaborative qui permet de démystifier la technique. Petit à petit, l’ambition est de redonner de la confiance aux bibliothécaires qui utilisent les outils du Web. Non, il n’y a pas besoin de connaître le fameux code pour écrire sur un blog. Non, vous ne casserez pas la machine, ou le blog.
Il nous faut refonder la formation pour nous adapter à ce nouveau monde. C’est un retour vers la forme de l’apprentissage des métiers artisanaux d’avant. Cela demande également de réfléchir autrement aux temps de travail – temps de service public, temps de travail interne, temps de formation… Maintenant, apparition de temps d’apprentissage partagé entre professionnels et usagers, dans les fablabs, par exemple. Les frontières se pointillissent… Pardonnez-moi ce néologisme !
Cela implique aussi d’avoir des outils appropriés comme des ordinateurs non bridés par des systèmes de sécurité trop restrictifs pour réaliser cet enjeu de formation capital. Il nous faut acquérir la majorité informatique. Ce n’est pas encore gagné.
Surtout, avant d’avoir l’ambition d’animer une communauté agissante sur le web, comme je lis souvent, il nous faut tester les outils et les usages, les connaître en les utilisant, les triturant assez pour en avoir une réelle appropriation critique. C’est ce qui manque encore. On ne teste pas assez. On n’est pas encore dans cette culture du test qui est pourtant comme une marque de fabrique du Web.
Je vais m’arrêter là. Je ne suis plus [celui] que j’étais depuis que j’ai commencé à travailler en bibliothèque. Ce n’est pas uniquement le métier qui a changé mais le monde et sa manière de transmettre les connaissances, depuis la montée en puissance des réseaux informatiques, depuis 1991. Je ne sais pas plus que vous où nous allons. Mais nous y allons. Je ne suis pas inquiet concernant l’avenir des bibliothèques à la condition d’ouvrir nos yeux et nos oreilles pour écouter nos publics et de ne pas rester au bord du fleuve.
C’est ce que rappelait Jean Gattegno, en 1989, dans son discours aux bibliothécaires : Je crois que c’est par cette écoute des usagers que vont mourir ou grandir les bibliothèques. C’est une phrase ambigüe. Comment la comprendre ? Je fais le pari qu’elles vont grandir, les bibliothèques. Je suis un indécrottable optimiste. On vit un changement majeur : celui où paradoxalement les écrits semblent s’envoler et nos paroles… rester… mais c’est une autre histoire. Apprenons à résister positivement !
Merci
FQ
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Ce texte est une sorte de cut-up, cher à William Burrough, et j’ai puisé dans la revue bibliothèques pour commenter certaines phrases ou remarques de nos collègues. Merci à eux.
Du concret :
Allez jeter un œil à cette formidable revue : MCD : magazine des cultures digitales qui vous apportera un éclairage enrichissant sur les communautés agissantes du Web. Surtout ne nous regardons pas trop le nombril, regardons autour de nous : les autres expérimentations qui ont lieu sur notre petite planète.
Le médiathème Jeux Vidéo est paru : écrit par des praticiens… une mine de réflexions… à ne pas manquer…
Enfin, pour que nous trouvions du livre numérique en bibliothèque un jour… n’oubliez pas d’aller signer la pétition d’Eblida qui sera remise aux instances de la Commission Européenne à la rentrée…